« Quand on annonce un cancer, l’angoisse de mort surgit tout de suite »
« Quand on annonce un cancer, l’angoisse de mort surgit tout de suite »
Une étude menée à l'échelle européenne démontre qu'une communication tenant compte des émotions et des besoins individuels des patient-e-s et de leurs proches améliore l'efficacité des soins. La Dre Leila Achtari Jeanneret y a contribué. Interview.
Comment annoncer les mauvaises nouvelles, accueillir les larmes, aborder la question des directives anticipées, discuter de l'adaptation d'un traitement? En oncologie, où la maladie est toujours grave, la communication est au cœur de la pratique: sa qualité peut non seulement impacter les résultats médicaux, et donc la survie, mais aussi les conséquences psycho-sociales du cancer pour les patient-e-s et leurs proches ainsi que la santé émotionnelle des médecins, trop longtemps négligée.
L'arrivée constante, ces dernières années, de nouveaux traitements via des essais cliniques entraînant de nombreux changements dans l'approche thérapeutique, ainsi qu'une survie prolongée des personnes atteintes de cancers métastatiques, met encore davantage l'accent sur l'importance du dialogue. L'étude en psycho-oncologie Communication and support of patients and caregivers in chronic cancer care: ESMO Clinical Practice Guideline, publiée en juillet par la Société européenne d’oncologie médicale (ESMO), établit de nouvelles recommandations pour une interaction optimale entre médecins et malades.
La Dre Leila Achtari Jeanneret, médecin-cheffe dans le département d'oncologie du RHNe a largement contribué à cette étude, dirigée par le Prof. Friedrich Stiefel, chef du service de psychiatrie de liaison du CHUV. Unique spécialiste du cancer sur les onze expert-e-s européen-ne-s mobilisé-e-s pour ce travail, elle a amené l'expertise clinique de 17 ans d'oncologie, dont 13 au RHNe, après 10 ans de médecine interne.
Comment est née cette collaboration avec le service de psychiatrie de liaison du CHUV?
Dre Leila Achtari Jeanneret: Le Pr Stiefel a créé, en collaboration avec la Ligue suisse contre le cancer, une formation en communication pour les médecins et soignants où l'on travaille notamment sur des situations réelles durant des ateliers avec des comédiens. Ces ateliers sont ouverts à tous les professionnels de la santé, mais ils sont obligatoires pour l'obtention du FMH en oncologie. J'avais été fascinée par ce que j'avais appris durant cette formation. Je suis restée en contact avec l'équipe, j'ai poursuivi mes recherches sur le sujet en participant à des cours, à plusieurs études et bénéficié de supervision dans certaines situations difficiles.
Quels sont les principaux enjeux de la communication en oncologie?
À cause de la gravité de la maladie et de la complexité des traitements, les patients et leurs proches nécessitent toujours beaucoup d'informations et de soutien. Comme on sait que 20 à 30% des informations sont retenues après une consultation, il est crucial de personnaliser la communication pour leur donner les moyens de participer aux décisions. Grâce aux immenses progrès effectués au niveau des traitements ces dernières années, le cancer métastatique est devenu une maladie chronique. Il faut donc apprendre une nouvelle forme de communication avec des personnes vivant longtemps avec le cancer et passant par de nombreuses étapes et difficultés.
Comment procéder pour personnaliser la communication?
Pour construire un réel échange, dans un contexte émotionnel, il s'agit de sortir du cadre figé de l'entretien médical, de s'adapter à la personne qu'on a face à soi, réfléchir à son attitude, son vocabulaire. C'est parfois un saut dans le vide, mais il faut réussir à sentir à quel moment on peut dire quoi, à quel moment on peut arriver à faire passer un message et lequel. Avec le même patient, d'une semaine à l'autre, la communication peut être très différente. Ce que j'aime dans notre étude, c'est qu'elle est dans le concret de la clinique quotidienne et donne beaucoup d'exemples utiles.
L'étude rappelle que la qualité de cette communication a un impact sur la réussite du traitement et donc la survie.
Oui, clairement. Avec les progrès en oncologie, nous disposons de nombreux traitements pour chaque pathologie. Cependant, même le meilleur traitement du monde peut être difficile à administrer si on communique mal et si on connaît mal son patient. Si ce dernier n'ose pas nous parler des effets secondaires par exemple, il pourrait modifier ou arrêter le traitement sans nous le dire (particulièrement dans le cas de prise de traitement oral à domicile). D'où l'importance de poser les bonnes questions et de rapidement instaurer un climat de confiance pour qu'il ose partager son ressenti.
C'est une vision relativement nouvelle de la prise en charge oncologique?
Oui, cela change d'une médecine paternaliste qu'on pouvait mener à une certaine époque, où le médecin savait et le patient obéissait. Aujourd'hui, on vise une relation égalitaire, où patient et médecin décident ensemble. Il s’agit d’avoir une vision globale du patient. En tenant compte de ses symptômes, de ses émotions, de ses valeurs et de sa compréhension, l'application du traitement se fera dans de meilleures conditions. Il sera potentiellement mieux toléré, pourra être administré plus longtemps et donc avoir un impact majeur sur la survie. L'oncologie bien qu'extrêmement technique, doit être pratiquée main dans la main avec le patient.
L'étude préconise également de discuter le plus précocement possible des soins palliatifs, quels que soient le diagnostic et le pronostic. Pourquoi?
Les soins palliatifs ont longtemps été considérés comme des soins des derniers jours de la vie. Tout a changé avec un article de la Dre Jennifer Temel, en 2010 publié dans le New England Journal of Medicine. Elle y a révolutionné la manière de faire intervenir les soins palliatifs en comparant l'évolution d'un groupe de patients atteints de cancer pulmonaire métastatique, traités par chimiothérapie seule, avec un autre groupe, atteint de la maladie au même stade, mais qui, en plus de la chimiothérapie, bénéficiaient d'une implication précoce des soins palliatifs. Elle a constaté une augmentation de la survie dans le second groupe. Malgré tout, l'implication précoce des soins palliatifs a mis du temps à s'imposer en oncologie. Aujourd'hui, il est possible d’hospitaliser temporairement un patient en soins palliatifs et traiter un symptôme pour qu'il puisse ensuite rentrer chez lui et poursuivre son traitement.
Par ce travail de recherche, vous visez également à sensibiliser les autres spécialités à l'importance de la communication?
Oui, ces guidelines s'appliquent à tous les professionnels prenant en charge des patients atteints de maladies chroniques: dialysés, diabétiques, insuffisants cardiaques, pathologies neurologiques. Quand on annonce à quelqu'un qu'il a un cancer, il comprend très vite qu'il s'agit d'un moment clé dans son existence et l'idée, voire l’angoisse de mort, surgit tout de suite. Tandis qu'un patient en insuffisance cardiaque par exemple avec une espérance de vie inférieure ne le percevrait pas forcément aussi clairement.
Dans quelle mesure l'entourage doit-il être impliqué?
La relation du médecin avec les proches est capitale. On recommande toujours aux patients de venir accompagnés, surtout lorsqu'il faut discuter d'une adaptation de traitement ou d'un résultat. Afin d'être soutenu et parce que, à plusieurs, on retient davantage d'informations. Mais cela est aussi important pour nous: comprendre dans quel entourage vit le patient nous aide à mieux le connaître.
Qu'est-ce qui, parmi les nouvelles guidelines de l'ESMO, est déjà appliqué au RHNe?
Comme la formation en communication du CHUV est obligatoire en oncologie, l'ensemble des oncologues l'a évidemment suivie. Ce qui est intéressant c'est que certains de nos soignants l'ont également suivie. Deux de nos collègues infirmières ont passé un CAS sur le sujet, l'une en psycho-oncologie et l'autre en soins palliatifs. Grâce à la taille de l'institution, nous travaillons aussi étroitement avec le binôme psychologue-psychiatre qui suivent nos patients oncologiques dans le même bâtiment que nous, ce qui facilite nos échanges. Nous avons créé une consultation commune hebdomadaire soin palliatif-oncologie. La communication avec le patient est un sujet régulièrement débattu au RHNe, mais je remarque que pour les collègues plus anciens, cela reste parfois un peu tabou de parler non seulement du ressenti du patient, mais aussi du leur. Pourtant, ces situations nous touchent et il faut pouvoir débriefer. Dans l'encadrement des jeunes médecins, j'essaie de rapidement mettre cela en avant. On est tous différents dans la manière de gérer les émotions. On vient avec notre propre bagage, notre histoire, nos valeurs. J'ai contribué récemment à un cours sur l'annonce de la mauvaise nouvelle où évidemment, on s'inquiétait de l'impact sur le patient, mais ce qui était totalement nouveau, c'était qu'on se demandait aussi comment le thérapeute vivait cela.
La pénurie de médecins joue-t-elle un rôle dans cette considération nouvelle de leur bien-être?
Tout à fait. L'ESMO a beaucoup étudié la situation des jeunes médecins et notamment les jeunes oncologues. 20 à 30% d'entre eux sont déjà en burnout en cours de formation et finissent par arrêter la médecine ou changent de spécialité. Je pense que cela reflète le fait que, longtemps, il n'a pas été possible de s'exprimer par rapport à la charge émotionnelle. Les jeunes générations sont meilleures que nous pour cela et nous avons beaucoup appris d'elles. Mais le Covid a aussi donné un coup d'accélérateur à la communication. Parce qu'au plus fort de la pandémie, sachant que les places en soins intensifs n'étaient pas garanties pour les plus compromis, dont nos patients font partie, il a fallu introduire très tôt certaines discussions difficiles, notamment celle sur les directives anticipées, le pronostic et la stratégie thérapeutique.
À quel moment faut-il parler des directives anticipées?
Il est préférable d'aborder le sujet tôt, quand le patient est en pleine possession de ses capacités mentales et physiques. Mais c'est compliqué de se confronter à sa fin de vie, quand on va bien. L'enjeu est de trouver le bon moment pour en parler, sans choquer, en expliquant la démarche. Cela reste délicat avec une consultation limitée à 30 minutes en moyenne. Cependant, certains patients demandent spontanément un formulaire.
Qu'en est-il des pronostics, faut-il les annoncer?
Je le fais très rarement. Ce que j'explique, c'est si on est dans un processus à visée curative ou si on est face à une maladie chronique. En oncologie, nous sommes tous les jours surpris par l'évolution des patients, dans un sens ou dans l'autre. Je trouve donc extrêmement prétentieux de donner un pronostic, si le patient ne le demande pas de lui-même. Ils sont d'ailleurs peu à le faire. Peut-être par peur? C'est à nous de sentir s'ils n'osent pas poser une question et de les apaiser si nécessaire. Mais la règle est claire: ne jamais mentir au patient.
Est-ce qu'annoncer les mauvaises nouvelles devient plus facile avec le temps?
En ce qui me concerne, c'est paradoxal. La pratique devient plus facile grâce à l'expérience clinique, mais je perçois la complexité de la communication de manière toujours plus intense à force de travailler sur le sujet. La communication est infinie, elle se renouvelle à chaque consultation et il m'arrive bien sûr régulièrement de me critiquer sur ma manière de communiquer Mais je ne veux surtout pas m'habituer à annoncer de mauvaises nouvelles, car il s’agit de rester authentique. Il faut s'autoriser à être déstabilisée, et savoir comment gérer quand cela arrive. Il faut être prêt sur le plan théorique, mais laisser une place à l'imprévu pour que l'échange soit vrai et que les patients aient la possibilité de s'exprimer. Ils nous confient des choses exceptionnelles, nous font confiance. En être témoin est un immense privilège, mais cela nous donne une grande responsabilité également.